Near Dark est un film de vampires qui, tout en s'écartant résolument de la tradition inhérente au genre, lui rend un vibran hommage. L'originalité de son scénario, la qualité de sa mise en scène ainsi que la somptuosité plastique des images en font une oeuvre marquante. Sa jeune réalisatrice Kathryn Bigelow qui, pour ses débuts dans le Fantastique, a reçu la Licorne d'Or du Festival de Paris du Film Fantastique et de Science-Fiction, s'affirme dès lors comme l'un des grands espoirs du cinéma américain.
Kathryn Bigelow
Au départ, vous ne vous destiniez pas au cinéma
?
En fait, c'est le hasard qui a décidé de
ma carrière car à l'origine, je me destinais à la
peinture. J'ai donc d'abord suivi les cours du San Francisco Art Industrie.
Certaines de mes toiles ont même été exposées.
A cette époque, le cinéma m'était presque complètement
étranger et lorsque j'y allais, c'était en simple spectatrice,
le plus souvent pour passer un moment agréable. Le cinéma
est entré dans ma vie le jour où l'un de mes amis peintres
qui appartenait au groupe d'artistes dont je faisais partie, m'a demandé
de filmer l'une de ses expositions. Voilà comment j'ai été
amenée à me prendre d'intérêt pour ce moyen
d'expression entièrement nouveau pour moi et qui m'a tout de suite
fascinée. Le court-métrage en question s'appelait The Sep
Up. Il a été présenté dans plusieurs festivals
internationaux où son accueil a été plutôt bon.
Puis, je me suis inscrite à l'Université de Columbia où
j'ai commencé à côtoyer des gens de la profession.
En 1980, j'ai pu entreprendre mon premier long métrage, The Loveless
que vous avez peut-être vu à la cinémathèque
française sous un autre titre, Breakdown. C'est un film que j'ai
co-réalisé avec Monty Montgomery, lequel s'est plus particulièrement
occupé de la partie technique tandis que je me suis surtout chargée
de diriger les acteurs. Il s'agissait d'une histoire de motards avec Willem
Dafoe dont c'était le premier rôle.
C'est alors que vous avez rencontré Walter Hill
?
Oui, il avait beaucoup apprécié mon travail
sur The Loveless et je crois-même que c'est à la suite de
ce film qu'il a engagé Willen Dafoe pour Les Rues de Feu. A cette
époque, Walter Hill était sous contrat chez Universal et
il a réussi à me faire engager. Il a même eu la gentillesse
de lire certains de mes scénarios. Malheureusement, lorsque je suis
entrée chez Universal, la compagnie était en effervescence
car un responsable important venait de changer. C'est pourquoi mes scénarios
sont restés dans les tiroirs. Mais l'aide de Walter Hill m'a été
précieuse ; je lui suis éternellement reconnaissante pour
ce qu'il a fait.
Dans ces conditions, comment s'est présenté
Near Dark ?
Grâce à l'un de mes amis, j'ai eu la chance
d'entrer en contact avec Eric Red, le scénariste de Hitcher. C'est
ainsi que j'ai pu lire un premier état du scénario qui m'a
vivement intéressée. Je savais également qu'Eric n'était
pas resté insensible à certains de mes écrits et comme
nous nous sommes tout de suite bien entendus, nous avons décidé
de travailler ensemble. Je dois dire que là aussi, ce fut une expérience
passionnante et enrichissante car nous avons toujours collaboré
en parfaite harmonie. J'ai beaucoup appris à ses côtés.
Une fois le scénario terminé, a-t-il
été facile de trouver un producteur ?
Trés facile et j'ai même été
étonnée de la vitesse à laquelle tout cela a été
possible. La première porte a été la bonne puisque
c'est pratiquement du jour au lendemain que l'affaire a été
montée grâce à la compréhension d'Edward Feldman.
Near Dark se déroulant en grande partie la nuit,
avez-vous rencontré des difficultés particulières
au moment du tournage ?
La production m'a accordé 49 jours de tournage
dont 38 pour les prises de vue nocturnes. Nous devions tourner en Oklahoma
où se trouvent des paysages désertiques et désolés,
conformes à ce que nous souhaitons. Mais quelques jours plus tôt,
une violente tempête s'est abattue sur la région, ce qui nous
a obligés à chercher d'autres lieux. Finalement, nous nous
sommes rendus en Arizona où il a parfois fallu supporter des températures
très froides.
Tout en mettant en scène des vampires, Near
Dark n'est en rien comparable à la tradition. Le mot, par exemple,
n'est jamais prononcé et vous avez même laissé de côté
tout ce qui constitue l'attirail du vampire.
C'est la démarche que j'ai tout de suite adoptée
car aujourd'hui le public est habitué à voir tellement de
films, qu'il sait parfaitement à qui il a affaire. Les jeunes qui
constituent la majorité des spectateurs de films fantastiques sont
tout à fait au courant et n'ont aucune peine à identifier
les personnages. Il devenait donc inutile de se référer à
la panoplie du vampire : les pieux plantés dans le coeur, les gousses
d'ail, les dents pointues. Si je l'avais fait, tout cela aurait constitué
un contresens.
Il y a pourtant certains éléments qui
font partie de la tradition ?
Oui, mais seulement le strict nécessaire comme
par exemple, la lumière du jour qui brûle la peau des vampires
ou encore le fait qu'ils doivent se nourrir de sang pour survivre. C'est
ma façon de rester fidèle à la tradition et à
la mythologie établies par la littérature et le cinéma.
Je tenais à ce que mes personnages aient l'air vrais et à
ce qu'ils ne soient pas d'emblée présentés comme des
vampires. Le doute est possible quant à leur condition même
si tout laisse croire que ce sont des vampires.
Par ailleurs, ils vivent en communauté.
Oui, j'en ai fait des êtres marginalisés
par la société qui les rejette. Ils ont l'air de paumés,
de clochards condamnés à errer le long des routes. Dans la
plupart des films fantastiques, les adaptations de "Dracula" par exemple,
les vampires appartiennent à une classe privilégiée.
Ils sont riches, aristocratiques et vivent dans d'immenses châteaux.
J'ai voulu rompre avec cette habitude en leur donnant un côté
hors-la-loi, un peu à la manière de Bonnie and Clyde.
Ils font également penser à des personnages
de western, notamment par leur accoutrement.
C'est un genre que j'adore. Un film comme La Prisonnière
du Désert de John Ford est pour moi un modèle. C'est pour
cette raison que j'ai doté le personnage de Lance Henriksen de tout
un passé relatif à la guerre de Sécession. Dans un
état précédent du scénario, chacun des personnages
était précisément défini par son passé.
Le fait qu'ils aient leurs propres lois, leur propre code, vient sans doute
aussi du western.
Etes-vous fan de fantastique ?
J'ai vu des films comme Prédateur de Tony Scott
ou Vampyr de Carl Dreyer que j'adore et que je trouve absolument magnifique
mais je n'ai pas une grande culture cinématographique. J'ai sûrement
beaucoup de lacunes.
Peut-être, est-ce pour cette raison que Near
Dark contient plusieurs idées surprenantes, l'enfant-vampire par
exemple.
Depuis, j'ai appris que dans Génération
Perdue, il y en avait un également. C'est d'ailleurs curieux comme
les mêmes idées peuvent jaillir au même moment. Je voulais
rompre avec l'image de l'enfant au cinéma en le dotant de réactions
d'adulte. En fait, Homer est un adulte dans un corps d'enfant. Sur son
visage poupin, on peut - comme d'ailleurs pour les autres personnages -
lire tous les signes de la tragédie. Ses réactions sont exactement
celles d'un adulte même lorsqu'il se trouve face à des enfants
de son âge. Regardez son comportement avec Sarah.
Une autre chose nous a également beaucoup étonnés
: cette volonté de surprendre le spectateur. Par exemple, la rencontre
entre Caleb et Mae au début du film ressemble à une banale
histoire d'amour et puis tout d'un coup, on commence à comprendre
la vraie nature de Mae.
Les films qu'on tourne aujourd'hui me semblent beaucoup
trop prisonniers des clichés. C'est sans doute la faute des réalisateurs
et des scénaristes. Pour ma part, j'aime beaucoup l'idée
qu'il faille constamment surprendre le spectateur et l'amener sur un terrain
autre que celui qu'il attendait. Mes vampires ont des airs de hors-la-loi
de westerns. Ils sont débarassés des conventions habituelles
et un personnage comme Mae est capable d'amour. Voilà une idée
qui n'est pas pour me déplaire. Je pense qu'au fond de lui-même,
le spectateur en a assez qu'on lui rabâche toujours les mêmes
histoires.
C'est également dans cet esprit que vous avez
abordé la scène du bar ?
Oui, car la violence et la mort qui y sont présentées
revêtent des allures comiques, en particulier avec le personnage
de Bill Paxton. La scène relève presque de la bande dessinée.
Et puis, c'est également à partir de cet instant précis
que mes vampires ne sont plus aussi antipathiques. En dépit des
meurtres qu'il on pu commettre, le spectateur commence non pas à
les trouver sympathiques, ce serait exagéré, mais à
comprendre leurs réactions. Après tout, ils doivent survivre
et la plupart de leurs actes s'apparentent à un jeu ou à
un rituel. Severen est sûrement le seul pour qui le public peut éprouver
du dégoût car il prend plaisir à martyriser et à
tuer ses victimes. En ce sens, il est presque l'opposé de Jesse
qui lui, a une toute autre attitude dans la mesure où il apparaît
comme un sage, une sorte de philosophe conscient de l'inéluctabilité
de son sort et des siens.
Ce n'est sûrement pas un hasard si trois des
acteurs d'Aliens se retrouvent au générique ?
J'adore le film de James Cameron auquel j'ai également
emprunté le chef-opérateur de Terminator. C'est d'ailleurs
après avoir vu Aliens que j'ai décidé de prendre Lance
Henriksen, Jenette Goldstein et Bill Paxton, tout simplement parce qu'ils
étaient les personnages que j'avais imaginés!
Propos recueillis par J.P. Piton. (Novembre 1988)